Article Ewanews (à l’époque de Terrasson evous) avril 2008.
Art rupestre et préhistoire : « Une belle leçon de vie » selon Jean-Michel Geneste.
D’où vient-on ? Inéluctable question. Les hommes préhistoriques sont-ils si éloignés de notre monde moderne ? Savons-nous tout sur eux ? Est-ce que les nouvelles techniques scientifiques ne pourraient pas changer (encore) notre vision du monde ?
Notre planète Terre dévoile petit à petit ses secrets… Mais pourquoi la visite d’une grotte ne laisse-t-elle pas si indifférent ? Qu’est-ce que l’Art rupestre ?…
Le Périgord affiche fièrement sa Vallée de la Vézère, inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Certes centrée sur Lascaux. Mais d’autres sites sont très importants à visiter : Le Moustier, La Ferrassie, La Micoque…
Préhistorien, (*) conservateur de Lascaux, directeur du Centre National de la Préhistoire et spécialiste de l’Art rupestre, Jean-Michel Geneste travaille sur de nombreux projets archéologiques. Homme de terrain depuis 30 ans, ce passionné de la préhistoire a dirigé de nombreux chantiers de fouille. Et ses fréquents voyages sur les autres sites préhistoriques du monde entier lui apportent un regard extérieur exceptionnel. Interview…
La préhistoire, n’est-elle pas réservée à des spécialistes ?
J.M.G. : « La préhistoire passionne les foules et la population. Ce domaine de notre passé lointain, c’est peut-être élitiste mais cela concerne beaucoup de personnes. Et puis, cette science peut être déclinée et exprimée avec des langages fort simples, auprès des étudiants, scolaires, et du grand public. C’est aussi un domaine qui concerne l’esprit et qui touche à la recherche fondamentale profonde sur les sciences humaines. »
Sa cohabitation avec d’autres sciences pourrait-elle être encore plus importante à l’avenir ?
J.M.G. : « La préhistoire est déjà une discipline inscrite dans les sciences naturelles et les sciences humaines. Les approches cognitivistes sur le développement de l’apprentissage chez l’enfant sont susceptibles de nous éclairer sur la manière de développer le langage… En outre, la présence de certains isotopes, du carbone ou de l’azote dans l’analyse d’ossements préhistoriques permettent à des chercheurs biologistes, paléontologues ou géochimistes, d’imaginer ce que ces hommes avaient mangé et donc où ils vivaient, et d’avoir une image très précise du climat, de ce qui poussait et des éléments comestibles dans leur environnement »…
L’Art rupestre ou l’art pariétal, qu’est-ce que c’est ?
J.M.G. : « On qualifie assez improprement d’art rupestre toutes les expressions : sculptures, gravures ou peintures sur support rocheux que les civilisations du passé ou plus ou moins actuelles ont pu réaliser. Là où le terme est impropre, c’est plutôt en terme d’Art. A ces époques très éloignées du paléolithique supérieur, il y a 25 ou 30.000 ans, ou bien dans les époques plus ou moins actuelles en Amérique du Sud, Afrique ou Australie, il y a 3.000 ans ou 1.500 ans, qui n’avaient pas encore connus ce phénomène de colonisation que l’on appelle la Conquête, ces manifestations ne sont pas comparables à l’Art tel qu’on le connaît aujourd’hui. Ils n’ont pas fait pour faire beau, mais pour exprimer un type de relation au monde. Ils tenaient à marquer leur paysage et leur territoire d’une empreinte humaine. Ils se l’appropriaient en sculptant, en gravant, en peignant, des objets de leur imaginaire, des histoires qui viennent de leur mythes ou de leurs traditions orales. Et ces éléments rituels pouvaient aussi servir à initier… »
Pour vous, la grande différence de l’Art rupestre, c’est que cela se consomme sur place ?
J.M.G. : « Effectivement, l’Art rupestre, ce sont des performances « in situ ». Et qu’il faut aller le consommer là où il est, parce que c’est là qu’il s’est exprimé, c’est là que l’on peut toujours le ressentir. Dans ces lieux que sont les grottes et les abris sous roche, on ressent des émotions primordiales qui sont proches de celles qu’ont ressenti les hommes des périodes du passé. Et l’on a un sentiment d’appropriation des oeuvres et du paysage parce qu’en fait, on doit participer. C’est un art qui est participatif. Lorsque vous voyez une silhouette de mammouth ou de bison dont seules les deux cornes sont dessinées avec du charbon noir, et que finalement, la forme du bison c’est l’éclairage de la roche, vous participez bien émotionnellement et visuellement à la découverte de l’oeuvre qui est dans la paroi. Et c’est cela que j’appelle une émotion primordiale. Elle n’est absolument pas différente de celle de ce qu’a pu concevoir ou vivre à l’époque, l’homme ou l’enfant préhistorique. »
Dans une grotte, le manque de lumière n’est-il pas un obstacle ?
J.M.G. : « Si cet art est dans la pénombre, ce n’est pas par hasard. C’est parce que dans la pénombre, il y a une espèce de neutralité visuelle et sensorielle, où tous nos sens sont en acuité et en réception. Et la moindre petite lueur d’imaginaire est que ce que nous voyons. Ce sont d’abord nos images mentales, c’est-à-dire les projections vers l’extérieur de notre esprit… C’est pour cela que ça fonctionne, les visites dans les grottes. Avec la moindre petite lumière, vous allez vraiment comprendre que l’esprit, les yeux, cherchent à identifier des formes… »L’une des raisons pour lesquelles les hommes préhistoriques ont fréquenté le milieu souterrain est la même, aujourd’hui, qui passionne les touristes » dit Jean-Michel Geneste qui poursuit : « ce sont des endroits tout à fait étonnants du monde physique, des paysages, et où l’on ressent aujourd’hui encore les mêmes sentiments que nos très lointains ancêtres ont pu exprimer. Ces hommes du passé, peuples d’un terroir, peuples premiers, avaient un contact avec la nature et des tas de savoir-faire…/… C’est très proche finalement de nos milieux ruraux où les gens restent des techniciens des savoirs et des personnes en relation directe avec l’environnement. Et là, je crois qu’il y a un fond commun ».
Pourquoi les animaux étaient-ils si souvent représentés sur les fresques ?
J.M.G. : « Les hommes de la préhistoire ont représenté l’animal parce que l’animal était quelque chose de capital pour eux, chasseurs, cueilleurs en contact direct avec la nature. C’était l’autre société, qui leur permettait de vivre, de manger, de s’habiller. Et avec lesquels, ils établissaient des relations de proximité, d’échanges. Et ces animaux deviennent un peu des familiers. Leurs comportements vous inspire. Par exemple, ces lions si étranges dans l’art paléolithique qui ont tous des types d’allure, de physionomie, qui, à un moment donné, s’anthropomorphisent… Ils ont un nez, des sourcils, des moustaches, des rictus humains ! Et puis, les hommes préhistoriques n’ont jamais représenté le milieu physique :par exemple des paysages, des montagnes, ni même les oiseaux, les arbres, les objets, les instruments techniques… C’est la preuve qu’ils ont commencé à projeter un imaginaire. »
Comment les hommes préhistoriques pouvaient-ils se consacrer à l’art rupestre dans un monde aussi sauvage ?
J.M.G. : « Il y a, d’un côté, tout ce qu’a pu être leur vie, tout ce qu’ils ont fait pour lutter à des fins concrètes de survie quotidienne, et d’un autre côté, ils avaient une grande liberté d’imagination qui leur a aussi permis mentalement de survivre. A partir du moment où, en tant qu’archéologue, vous réalisez cela, vous réalisez que l’archéologie éclaire la modernité, c’est-à-dire la sociologie contemporaine. C’est dans le temps libre gagné sur le travail, que l’on s’émancipe. Et l’émancipation est primordiale. C’est elle qui permettait de vivre. C’est la vie de l’esprit qui a permis à l’humanité de survivre, et à travers les rêves, ce sont les notions d’avenir, de religion, de spiritualité… C’est une belle leçon de vie, non ? »
(*) Jean-Michel Genste est aujourd’hui spécialiste de la Grotte Chauvet, directeur du Centre national de la Préhistoire jusqu’en 2014…
Propos recueillis par Alain Rassat le 13 avril 2008 à Les Eyzies-de-Tayac-Sireuil (Dordogne). Article paru d’abord sur Terrasson Evous puis sur Ewanews.com en 2012.